La dénonciation de l’évasion fiscale est un leitmotiv d’Emmanuel Macron depuis son élection. Aucune mesure n’a cependant été prise pour défaire l’architecture juridique internationale qui la rend possible. Dernière affaire en date : la multinationale pétrolière Perenco, implantée aux Bahamas et propriété du milliardaire français François Perrodo, a remporté un procès contre l’État équatorien. Celui-ci est condamné à lui verser 400 millions de dollars pour la dédommager contre une hausse d’impôts effectuée quinze ans plus tôt. Fait notable : c’est en vertu d’un traité bilatéral entre la France et l’Équateur que ce jugement a été rendu. Alors même que la filiale équatorienne de Perenco siège aux Bahamas – haut lieu de blanchiment d’argent -, c’est la nationalité française de son PDG qui a permis à un tribunal d’arbitrage de la Banque mondiale de condamner l’État équatorien.
Grâce à sa résidence aux Bahamas, Perenco Ecuador (la filiale équatorienne de l’entreprise) est exemptée de toute forme d’imposition ; grâce à la nationalité de sa société-mère, elle bénéficie de la législation française pour la protéger lors de procès internationaux. Fin mai, un tribunal de la Banque mondiale, le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) a condamné l’État équatorien à payer 400 millions de dollars à l’entreprise, sur la base d’un traité bilatéral d’investissements (TBI) signé entre la France et l’Équateur deux décennies plus tôt. La nationalité française, rejetée lorsqu’il est question de fiscalité, permet à l’entreprise de bénéficier du support légal de la sixième puissance mondiale lorsqu’il s’agit de défendre ses investissements.
Pour une analyse du rôle et du fonctionnement des traités bilatéraux d’investissement, lire sur LVSL l’article de Vincent Arpoulet : « Les traités bilatéraux d’investissement, entraves à la souveraineté des États : le cas équatorien »
Cet arbitrage international est ainsi représentatif de la manière dont un TBI peut permettre à une entreprise qui contourne les législations nationales de bénéficier d’une protection juridique face à la volonté régulatrice des États. En effet, afin de pouvoir bénéficier de la protection d’un TBI, un investisseur étranger doit simplement démontrer que son capital est originaire d’un pays ayant signé ce type de traité avec l’Etat à l’encontre duquel il souhaite intenter un procès. Ce tour de passe-passe est passé pratiquement inaperçu dans les médias français.
L’Équateur et les multinationales pétrolières
L’histoire récente de l’Équateur est marquée par de nombreux conflits entre son gouvernement, ses entreprises pétrolières et sa population environnante, dont l’intensité est allée croissante depuis les années 1980. Le cas Chevron-Texaco, celui d’une multinationale américaine accusée d’avoir déversé du pétrole dans l’Amazonie, en est la manifestation la plus emblématique. Trois décennies durant, des réformes néolibérales ont réduit les attributions économiques de l’État équatorien à peau de chagrin et permis aux multinationales d’imposer un cadre à leur avantage (incluant notamment une fiscalité marginale et des normes peu contraignantes en matière environnementales).
Sur l’affaire Chevron-Texaco, lire sur LVSL l’article de Vincent Ortiz : « Chevron contre l’Équateur : comment la multinationale a fini par vaincre les indigènes »
L’élection de Rafael Correa en 2006 marque un tournant. Élu sur un agenda de confrontation avec les entreprises multinationales, elle marque la fin d’un cycle de privatisations et de déliquescence des structures étatiques. Plusieurs années durant, une lutte s’engage alors entre l’État équatorien et le secteur pétrolier sur la question de la fiscalité. L’une des réformes les plus ambitieuses initiées par Rafael Correa consiste à promouvoir une taxation à 99% des bénéfices considérés comme « exceptionnels » effectués par les entreprises pétrolières – une situation qui, dans un contexte de hausse constante du cours des matières premières, survient fréquemment. D’abord imposée par décret – puis retoquée sous la forme d’une loi qui abaisse le taux à 80 % -, cette réforme suscite l’opposition frontale des entreprises pétrolières.
Dans la plupart des cas, un compromis aboutit cependant avec les investisseurs étrangers. Un nombre non négligeable d’entre eux est issu de la Chine ou du Brésil [1], alliés géopolitiques du nouveau gouvernement équatorien, ce qui l’a sans doute conduit à modérer son agenda d’étatisation du secteur pétrolier [2]. Seule une entreprise étrangère présente en Équateur refuse le compromis et attaqué l’État en justice : il s’agit de la multinationale franco-anglaise Perenco, propriété de la quatorzième fortune française, François Perrodo.
Les tribunaux d’arbitrage internationaux
Celle-ci dénonce une « expropriation », et s’appuie sur un traité bilatéral d’investissement (TBI) signé entre la France et l’Équateur en 1994. Par cet acte, l’Équateur s’interdit de prendre des « mesures d’expropriation ou de nationalisation, ou toute autre mesure dont l’effet est de déposséder, directement ou indirectement, les nationaux et sociétés ». C’est le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), un tribunal d’arbitrage dépendant de la Banque mondiale, qui est chargé du respect de cet accord. De nombreuses entreprises multinationales, notamment américaines, avaient déjà attaqué l’Équateur en justice auprès de cette instance, s’appuyant sur des TBI similaires.
Ces procès internationaux sont parfois utilisés par certaines de ces entreprises comme des instruments de dénonciation des politiques publiques adoptées par l’Etat équatorien. En effet, Charles Brower, l’arbitre choisi par Perenco en 2008 en vue de défendre ses intérêts, s’est notamment fait remarquer en critiquant publiquement les politiques mises en place par le gouvernement de Rafael Correa, dans le cadre d’une interview accordée à la revue The Metropolitan Corporate Counsel [3]. Il ne s’agit pas d’un cas isolé dans la mesure où 71% des arbitres qui interviennent dans les procès impliquant l’Etat équatorien sont membres de directoires d’entreprises et reconnaissent : « qu’ils ne se considèrent pas comme des garants de l’intérêt public » [4]. Cela démontre à quel point ces TBI portent atteinte aux marges de manœuvre dont disposent les Etats en termes de régulation de leurs secteurs économiques stratégiques, tout en offrant une impunité aux entreprises cherchant à contourner les législations nationales.
C’est la raison pour laquelle, peu après son élection, Rafael Correa initie un processus de dénonciation des principaux TBI, conteste l’autorité du CIRDI et refuse de payer plusieurs amendes auxquelles l’Équateur était condamné (par exemple une sanction de deux milliards auprès d’Occidental Petroleum, multinationale américaine qui avait porté plainte contre l’État équatorien juste avant son élection). L’État équatorien engage alors un bras de fer juridique avec Perenco.
Lire sur LVSL notre entretien réalisé avec l’ex-président équatorien à Bruxelles, en mai 2019 : « Rafael Correa : la presse est l’arme létale des élites néolibérales »
C’est en 2017 que ce volontarisme prend fin, avec la volte-face de Lenín Moreno, successeur de Rafael Correa, qui initie un tournant résolument libéral et pro-américain. Les TBI dénoncés par Correa sont peu à peu reconnus, et les multinationales qui avaient porté plainte contre le pays obtiennent gain de cause les unes après les autres. Loin de rompre avec cette dynamique engagée par son prédécesseur, le gouvernement de Guillermo Lasso s’est non seulement engagé à régler la totalité de la somme demandée par l’entreprise Perenco, mais il a également accepté de ratifier la Convention du CIRDI portant sur la législation internationale relative aux investissements privés, 11 ans après le retrait de l’Équateur de cet organisme.
Pour une mise en contexte de la rupture politique opérée en Équateur depuis l’élection de Lenín Moreno, lire sur LVSL l’article de Vincent Arpoulet : « Le pouvoir judiciaire, meilleur allié du néolibéralisme en Amérique latine » et celui de Vincent Ortiz : « Comment Washington a remis la main sur l’Équateur : quatre ans d’une reconquête souterraine ».
La France et l’évasion fiscale des multinationales
Si le cas Perenco met ainsi en lumière la manière dont la législation internationale relative aux investissements bride la souveraineté de l’Etat équatorien, elle vient également questionner l’implication du gouvernement français dans la lutte contre l’évasion fiscale. D’après les journalistes Yannick Kergoat et Denis Robert, celle-ci représente chaque année 100 milliards d’euros pour la France – soit une perte bien plus significative que les 800 millions d’euros générés par la fraude au RSA, régulièrement pointée du doigt par le gouvernement d’Emmanuel Macron. Malgré cela, le gouvernement français persiste à accorder des avantages fiscaux aux grandes fortunes, sans que cela ne conduise à une augmentation significative de l’investissement privé dans l’économie française. Un rapport publié par l’organe gouvernemental France Stratégie révèle qu’en 2018, les dividendes ont augmenté de 60% en France, pour atteindre 23,2 milliards d’euros, sans que cela n’ait d’impact significatif sur l’investissement productif.
En parallèle de l’octroi d’avantages fiscaux à l’égard des grandes fortunes, l’action du gouvernement français dans la lutte contre l’évasion fiscale semble à tout le moins insuffisante ; dernièrement, la France vient de retirer les Bahamas de sa liste de pays qu’elle considère comme des paradis fiscaux. Cette liste qui énumère officiellement l’ensemble des Etats n’ayant pas ratifié avec l’Etat français une convention visant à favoriser l’échange d’informations susceptibles de déceler des pratiques d’évasion fiscale n’est donc pas exhaustive.
Davantage qu’une anomalie juridique, l’affaire Perenco apparaît plutôt comme la manifestation d’un système international qui donne un blanc-seing aux multinationales.
Notes :
[1] Vincent Arpoulet, « Les variations de la politique pétrolière équatorienne à la lumière du contexte économique régional et international (1972-2017) », mémoire rédigé pour la Sorbonne-Nouvelle, 2020.
[2] Historiquement, ce sont deux “géants” américains qui ont dominé le marché pétrolier équatorien : Chevron-Texaco et “Oxy” (Occidental petroleum). Quand Rafael Correa est élu, Chevron-Texaco a quitté le pays depuis plusieurs années. Quant à “Oxy”, il a de fait été exproprié de l’Équateur par le gouvernement précédent, où Correa siégeait en tant que ministre.
[3] Brower Charles N., « A World-Class Arbitrator Speaks ! », The Metropolitan Corporate Counsel, 2009.
[4] Park, W. & Alvarez, G.2003, ‘The New Face of Investment Arbitration: NAFTA Chapter 11’, The Yale Journal of International Law, vol. 28, p. 394.